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Cyberpunk : Final Solution

Mark Downham
1988

 

== NOUS SOMMES À BORD D'UN ASCENSEUR-EXPRESS QUI DESCEND DROIT EN ENFER ! DANS LE CYBERESPACE, PERSONNE NE VOUS ENTEND CRIER ==

CYBERNÉTIQUE, nom féminin du grec kubernêtiké, de kubernân, gouverner. Science de l'action orientée vers un but, fondée sur l'étude des processus de commande et de communication chez les êtres vivants, dans les machines et les systèmes sociologiques et économiques. (dictionnaire Larousse)

= MÉTROPHAGE1 : UN VIRUS TECHNOLOGIQUE VIRTUEL ÉPIANT LA CULTURE DE LA RÉSISTANCE CLANDESTINE "PLEASE TAKE A LOOK AT THIS MAP, SIR ! THE SITUATION IS QUITE OUT OF HAND !"
(JETEZ UN OEIL À CETTE CARTE, MONSIEUR ! LA SITUATION EST HORS DE CONTRÔLE !)
THE HUMAN LEAGUE - THE CIRCUS OF DEATH "IN A SOCIETY INUNDATED WITH FICTIONS OF EVERY KIND, PANIC IS NECESSARY."
(DANS UNE SOCIÉTÉ SATURÉE DE TOUTES SORTES DE FICTIONS, LA PANIQUE EST NÉCESSAIRE.)

= CÂBLÉS AU COEUR DE LA MÉTROPHAGE

Le cyberpunk est une vraie arnaque. Il s'agit essentiellement de quelques modèles technico-urbains réunissant, au sein de la fragmentation technoculturelle post-situationniste, science-fiction et théorie critique, elles-mêmes mêlées à toutes sortes de fictions. La nouvelle architecture de l'entropie. Un mur de mots. Le bourdonnement du langage. Un globe oculaire emprisonné au sein de l'écrasante et infinie surface statique télévisuelle des technologies virtuelles et câblées du Métrophage dominant. Le Vidéodrome lui-même est mis en attente ; dans son immensité et sa nébuleuse de données réflexives au sein du réseau d'information au pouvoir sémiotique ; quand on se sent nietzschéen et que nos données génétiques sont recherchées pour le nouvel ADN et les implants de microprocesseurs - c'est toujours stérile, mais c'est cela la dialectique.

= L'ARCHITECTURE DE L'ENTROPIE

Des images et des impressions. Des contes qui les confortent. Le cyberpunk est un mythe industriel du futur proche, une nouvelle fiction techno-surréelle. Le cyberpunk est probablement une sorte de nouvelle théorie situationniste, même si je ne me sens pas vraiment de me lancer dans une analyse détaillée ; les incertitudes qui se substituent sont si belles, elles sont l'architecture de l'entropie. Le cyberpunk est une multitude de questions lancées en mode accéléré vers le grand anéantissement, la marge ultime de la chimie qui s'abat sur vous comme un millier de déflagrations heavy metal et va vous retourner la boîte crânienne en guise de première impression. Le cyberpunk n'est pas mauvais, ce n'est pas un ensemble de superlatifs, il est entier et réellement critique. Le cyberpunk est potentiellement une masse brouillée de fictions référentielles dérobées au futur proche, à la recherche d'une stratégie opérationnelle pour vivre, ma vie, ta vie, la vie qui, elle-même, subit un glissement progressif au coeur des technologies virtuelles du futur proche. Voilà que l'on superpose Bruce Sterling/William Gibson à Guy Debord/J.G. Ballard avant de dériver à nouveau - tout tourne, tout est folie ici, aux limites de la théorie. La réalité fuit dans la représentation et le feedback est le bruit blanc des nouvelles médiations qui s'indexent elles-mêmes à la sous-couche spectaculaire de l'interzone - oh, tellement érogène - où le réel et l'irréel échangent leurs significations.

= LES TÉLÉVISIONS, LES DUNES DE SABLE ET LES CONTOURS DE TON VISAGE

Max Headroom était cyberpunk. Tout sourire, dents de napalm et "no comprendo" - il est si fragile une fois sonnée l'heure de la torture. Saluons tous Max Headroom, le premier individu postbourgeois d'un Libéralisme à l'esthétique soulignée, qui en réalité s'évanouit, se glisse comme Max Renn au coeur du Spectacle, du Vidéodrome, du simulacre du système d'information - appelons-le Schismatrice2, l'appel de l'Occident. Max Headroom - appelons-le Tom Vague, dont le visage peut être numérisé et fractionné par l'imagerie informatique, présente une structure organique et atomique transformée en rayon cathodique - en un double photonique - qui est un état final. Un pur vidéodisque pirate émis depuis le Lower Eastside de New York et diffusé au Brésil au moyen d'un signal satellite total, qui va jusqu'à contenir les changements physio-chimiques. Max Headroom/Max Renn/Tom Vague fait l'expérience d'une conspiration panique à la télévision comme dans le monde réel. Ses humeurs sont parfaitement postmodernes car elles alternent entre l'horreur du kitsch, l'éveil à la menace ou à l'effroi et le circuit électronique dominant cette euphorie à la fois éculée et sauvage, entre l'extase de la catastrophe et la terreur du simulacre, du double. Où est-ce ? Oh, nous sommes dans les zones fractales, elles viennent juste d'être conçues par une nouvelle combinaison de la théorie de l'entropie/catastrophe, et il y a Karen Eliot, le visage appuyé contre la vitre - Qu'est-ce que ces gens fabriquent là-dedans ? Max Renn. Ils appellent Max Renn ! M. Renn ?... Je... vais replonger. Allez, M. Renn, le Vidéodrome vous attend. Vous êtes M. Renn..., n'est ce pas ? Autant de conversations croisées émergeant des câbles - il est question de nouvelles psychologies.

= LES CODES ET LES FICTIONS DEPUIS LA LUNE

Le cyberpunk tente de démythifier les codes culturels établis afin de déchiffrer les stratégies dissimulées de domination, de désir, de volonté, de pouvoir et de volonté d'exercer le pouvoir. Signaux de neige carbonique, fumée, Leni Riefenstahl. Le cyberpunk permet l'expression des symboles véritablement nouveaux de notre culture. Nos relations de plus en plus cyborg (organisme cybernétique) avec nos propres artefacts, nos technologies, nos abstractions câblées, sont essentiellement réalisées, réifiées, idéalisées, matérialisées au niveau maximal de conceptualisation et de pratique qui caractérise le cyberpunk. Le cyberpunk interroge de façon radicale les technologies virtuelles à l'oeuvre dans la société contemporaine.

= S.I.T.U.A.T.I.O.N.N.I.S.T.E. VS C.Y.B.E.R.P.U.N.K.

Le cyberpunk situationniste rejette en marge la forme générale de l'analyse marxiste (les contradictions dialectiques entre les forces et les mécanismes de production et leur impossible réconciliation). Il suggère que la définition classique des forces de production est trop restrictive et développe l'analyse radicale de Guy Debord dans le champ obscur des significations, transmissions, communications, matérialisations, réifications - phénomènes de programmation. Le cyberpunk atteint une vitesse en rupture avec cette même critique qui cherche à décrire et à analyser les changements dans les technologies virtuelles et câblées uniquement en termes de production matérielle.

= TOM VAGUE, HÉLICOPTÈRES ET LA PORTE TAMBOUR FRACASSÉE

Les instructions que Tom Vague a données pour ce numéro, transmises par l'un de ses nombreux agents qui met actuellement en marche le programme accéléré "Get London Swinging Again" ; étaient de conférer à cette publication une visée détournée, qui en ferait une architecture de l'entropie. Plus il y a d'informations dérivées du cyberpunk concernant le futur proche, plus il y a de stratégies de résistance et de modèles de croissance opérationnels, en réponse aux accélérations galopantes des technologies virtuelles du Vidéodrome. Il n'y a pas de cyberpunk type, Tom Vague est une fiction, bien que le projet général ait des thèmes, des doctrines et des sujets centraux. Je devrais probablement préciser qu'il s'agit des années 1980 - bien que les années 1990 et post-2001 auraient également pu faire l'affaire - une accroche sur quelque chose -, c'est le produit du croisement des sciences, des technologies de pointe et d'une surréalité nihilo-romantique. Ses précurseurs sont Michael Moorcock, Langdon Jones, Hailan Ellison, Samuel Delaney, Norman Spinrad, Brian Aldis, John Varley, Philip K. Dick, Alfred Bester, les étranges entropies rythmiques de Thomas Pynchon, la théorie de la panique de Baudrillard, l'Internationale situationniste, Larry Niven, les Anarchistes ne m'ont jamais intéressé, Roger Zelazney, H.G. Wells, le buzz du contrôle des données qu'est le "phénomène de programmation" de Guy Debord et le génie précurseur de J.G. Ballard.

= AU TRAVERS DU RÉSEAU DE DONNÉES

Le cyberpunk a une esthétique digne d'un groupe de garage. De ceux que l'on entend à la radio mexicaine ou en Amérique centrale. Il est aux prises avec le noyau brut du futur proche. Ses mythes. Ses idées. Ses pratiques. C'est une culture populaire qui se théorise elle-même en tant qu'entité cohésive et autodéterminée. Le cyberpunk a d'abord été un vague regroupement générationnel d'écrivains s'échangeant lettres, manuscrits et idées. Il s'étend à présent à l'inévitable panthéon humain. Il empiète sur les courants fantastiques et inédits issus de la théorie situationniste, des technologies de pointe, de la culture de rue ou de l'arnaque, et des réflexions enragées d'un underground intellectuel en pleine errance spirituelle, exposées tel un amas de résidus dans Vague et jusqu'à Compendium3, réflexions sur le contrôle des données.

= UN CHANGEMENT RADICAL ÉTRANGE ET TERRIBLE

Il est dans la nature du cyberpunk d'être réaliste, d'afficher une honnêteté implacable et d'affronter le côté tranchant de la lame, le sang qui se met à couler jusqu'à devenir une flaque glissante. Le cyberpunk explore les complexités stimulantes et les contradictions inhérentes au fait de travailler avec les nouvelles techniques de la vidéo et des technologies virtuelles, au fait de travailler pour le Vidéodrome - à travers les stratégies de résistance ultra opérationnelles qui s'y opposent. Ce sont les nouvelles neurochimies, les nouvelles psychologies, les nouveaux programmes de hacking, le piratage de nouveaux objets électroniques, tout ce trafic technologique urbain caractéristique du hip-hop - très branché, mais qui décampe au son de l'argent4 - pour qui sonne le glas. Le cyberpunk est l'incarnation littéraire de cette collision de mondes fictionnels, entre les fantasmes cinq étoiles éclatant des multinationales et les arnaques des guérillas urbaines adeptes de la récup', qui vivent de leurs produits en les transformant de façon magique.

= LES LAGONS ASSÉCHÉS DE SON ESPRIT

L'un des traits caractéristiques du cyberpunk, en tant que genre de la science-fiction, est l'intensité visionnaire et la concentration imaginative, un niveau accru et inédit de conceptualisation. Le cyberpunk regorge de détails - il utilise avec précaution la complexité construite et l'extrapole avec aisance dans la vie quotidienne. Il choisit la prose encombrée et condensée : rapide, vertigineuse, telles des bribes de sensations inédites, sensoriellement surchargées, un sentiment exceptionnel qui vous file la chair de poule - immergeant le lecteur dans l'équivalent titanesque d'une explosion sonore d'informations, immenses gouffres d'intensité linguistique, alors que la vasopressine monte.

= LA VIE EST UNE PLAGE DANS LE BUNKER DU TERMINAL

Le cyberpunk mixe la neurochimie avec la chimie physique, la biologie génétique, la linguistique structurelle, la cybernétique, la biotechnologie et l'ingénierie cyborg pour en faire une série fantastique de fictions.

= QU'EST-CE QU'IL PEUT BIEN ESSAYER DE VENDRE ?

Le cyberpunk affirme que l'information est le nom donné au contenu de l'échange avec le monde extérieur, lorsque nous nous ajustons à celui-ci et lui faisons ressentir ces ajustements - et que vivre efficacement revient à vivre avec les informations adéquates, les fictions du cyberpunk.

= CROISE UN STAKHANOVISTE AVEC UN SADIQUE ET IL ÉMIGRERA EN AFRIQUE DU SUD =

= APPRENDS-LUI LA PHÉNOMÉNOLOGIE, ÇA T'OCCUPERA

Le cyberpunk est probablement néguentropique, au vu des contradictions nécessaires qui attendent en périphérie la prochaine interphase de changement dialectique - un simple feedback. Les systèmes se nourrissent mutuellement en énergie. Les feedbacks existent entre les systèmes qui ne sont pas fermés par nature mais plutôt ouverts et en contingence avec d'autres systèmes. Il n'y a pas de systèmes réellement entropiques ou fermés dans le cyberpunk, comme ce peut être le cas dans la théorie situationniste ; tous les procédés affectent et sont affectés de quelque manière par d'autres procédés. Un système est fermé lorsque l'entropie, les technologies virtuelles, le Vidéodrome, les factures de gaz ou d'électricité dominent le processus de feedback, c'est-à-dire lorsque la mesure d'énergie perdue est plus importante que la mesure d'énergie gagnée. La lecture de textes situationnistes procurait ce genre de vertige. Une bougie est un bon exemple. Usure.

= IGUANES, GÉNÉTIQUE ET ZEITGEIST5

Le phénomène du cyberpunk, ses fictions, s'accomplissent selon ses interprétations de la mécanique et de la biologie, disciplines néguentropiques. Leurs sous-systèmes s'alimentent réciproquement en énergies et en nouvelles stratégies opérationnelles de résistance. Les ordinateurs ont tout changé. Depuis des années, nous intégrons nos secrets dans leurs logiciels. Nous pouvons provoquer l'effondrement des systèmes bancaires commerciaux de l'Occident. Nous pouvons jouer aux Wisigoths et figer les missiles balistiques intercontinentaux des Soviétiques dans leurs silos secrets. Nous pouvons interrompre la production journalistique à Wapping6. Nous pouvons désactiver les systèmes de sécurité d'un réacteur nucléaire. Nous pouvons remettre en orbite des satellites espions. Tout est possible. Nous avons déjà demain - c'est aujourd'hui que nous voulons.

= LE PAYSAGE EST CODÉ EN BLOCS DIALECTIQUES

Les écarts entre les sciences et les humanités : le gouffre entre la culture littéraire, les structures formelles de l'art et de la politique et la culture de la science, le monde de l'ingénierie et de l'industrie - tout converge. Le cyberpunk comprend instinctivement que la culture technique change très rapidement. 95 % de la Gauche a déjà trente ans de retard et continue de perdre du terrain. Les avancées des sciences sont profondément radicales - même potentiellement révolutionnaires, si utilisées de manière appropriée. Elles déferlent dans la culture à tous les niveaux ; elles sont envahissantes, le spectacle ne fait désormais qu'un avec les technologies virtuelles du Vidéodrome. IL N'Y A PAS DE SÉMIOLOGIE DU SILENCE APRÈS GUY DEBORD, RÉVEILLEZ-VOUS ! NOUS SOMMES DÉJÀ DANS LA VERSION AMÉLIORÉE DU SPECTACLE. Les institutions, positions, pratiques traditionnelles ont été complètement discréditées ou se sont métamorphosées en blague moraliste à la Sgt Pepper's Lonely Hearts Club, plus connue sous le nom de Socialist Workers Party. Le cyberpunk provient du domaine post-art politique, dans lequel le hacker a enfermé la culture et ses malaises. L'agitprop7 a été supplanté par les technologies viscérales. Le cyberpunk explore les entre-deux, en particulier celui des multinationales et des cultures urbaines - la rue s'approprie toujours les choses, appelons-les artefacts technologiques ou technologies/transmissions virtuelles du Vidéodrome.

= LE VECTEUR PRIVILÉGIÉ

Certains thèmes centraux jaillissent de façon récurrente dans le cyberpunk. Tout d'abord, le thème de l'invasion corporelle, le vecteur privilégié ; les prothèses, les implants électroniques, la chirurgie esthétique, le cyberespace, l'ADN, l'altération génétique. D'autre part, la frontière physique de l'invasion mentale : les interfaces cerveau-ordinateur, les intelligences artificielles, la neurochimie - toutes les techniques redéfinissent radicalement la nature de l'humanité, la nature du moi.

= TRAVERSER LE CAMBODGE

Le cyberpunk engage la notion de Spectacle dans son intégralité - le Vidéodrome, le réseau des médias par satellite, les multinationales en sont les composantes ; elles réapparaissent de manière continue dans ses fictions. Pour ce qui est du vide spirituel, tout a déjà été dit, tout n'est que fiction. Le cyberpunk, caractérisé par son recours à une intensité surréelle et visionnaire, prend des idées, des psychologies, des expériences et les pousse au-delà de leurs limites jusqu'à de nouveaux seuils, jusqu'à leur point de désintégration virtuelle. Les écrivains cyberpunk font usage d'une objectivité critique quasi imperturbable, une analyse parfaitement objective empruntée à la science, qu'ils injectent dans la littérature pour lui donner un côté tordu des plus amusants, un détournement à valeur d'électrochoc8.

= LA PÉRENNITÉ DE LA PLAGE

Pour le cyberpunk, l'ordinateur est bien plus qu'un objet ; il est également une icône et une métaphore qui proposent des moyens inédits de nous penser, nous et nos environnements nouveaux, des moyens inédits de construire des images de ce que signifie être humain.

= EMBARQUEMENT POUR L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

Le cyberpunk est une fascination pop-culturelle pour les systèmes cybernétiques, comprenant une vaste armada de machines et d'appareils qui manifestent le pouvoir de l'informatique. Turing et Von Neumann ne faisaient que décrire les surfaces topologiques. De tels systèmes possèdent un quotient intellectuel dynamique, même s'il est gâché. Les réseaux téléphoniques, les satellites de communication, les systèmes radar, les disques laser enregistrables, les robots, les cellules conçues par la biogénétique, vous n'imaginez pas ce qu'il se passe - ils ne veulent pas que vous le sachiez, les systèmes de téléguidage de missiles, les réseaux de vidéotex - tous font preuve d'une capacité à traiter de l'information et à exécuter des actions. Ils sont tous cyber - cybernétiques, en ce qu'ils sont des mécanismes ou des systèmes autorégulés selon des limites prédéfinies et assignés à des tâches prédéterminées. Le cyberpunk utilise l'ordinateur et l'intelligence artificielle pour représenter le spectre entier des réseaux, systèmes et outils qui illustrent la cybernétique ou le comportement automatisé mais intelligent.

= LE MODULE DE COMMANDE

Le cyberpunk explore l'ironie inhérente à l'adoption de nouvelles manières de voir, qui elles-mêmes proposent de nouvelles formes d'organisation sociale devenues paradoxales ou contradictoires - en ce sens que ce processus même de transformation génère de nouvelles pratiques, de nouveaux niveaux de surréalité accrue et visionnaire - eux-mêmes engendrés et récupérés en substance par l'organisation sociale existante, qu'ils peuvent potentiellement dominer. Notre sens de la réalité se règle sur de nouveaux moyens de calcul électronique et de communication digitale - ces changements technologiques introduisent de nouvelles formes de culture. Dans le cyberpunk, l'un énumère les problèmes de l'autre imaginaire, car les systèmes cybernétiques participent de la définition de l'être humain - ordinateurs, conceptions biogénétiques, écosystèmes, systèmes experts, robots, androïdes et cyborgs - toutes les métaphores évoluent - tout est affaire de style - tout glisse vers le virtuel.

= RELIGION X GÉNÉTIQUE = POLITIQUE

Les cyberpunks non seulement comprennent que la cybernétique hérite de la théorie de l'information et de la psychologie cognitive, mais aussi que celles-ci forment les phénoménologies dominantes d'une société virtuelle. Par exemple, le problème de la détection des armes antiaériennes dirigées contre des cibles extrêmement rapides (et personne ne réagit plus vite qu'un travailliste essayant d'éviter la critique) a mené à la recherche et au développement de mécanismes intelligents capables de prédire des situations futures bien plus promptement que ne le peut le cerveau humain non amélioré - c'était du moins le cas avant qu'ils ne commencent à déconner avec des interfaces cyborgs. Ne frappe jamais où se trouve ton adversaire, frappe là où il sera dans le futur. (Cette stratégie tactique a donné aux Specto-Situationnistes la marge dont ils avaient besoin, Guy Debord n'a de cesse de l'utiliser de manière dévastatrice dans La Société du Spectacle.) Personne ne devrait oublier la synergie nihiliste qui existe entre le développement de la cybernétique et les besoins militaires, car les multinationales sont en embuscade.

= LES DERNIERS INSTANTS DE L'ALGÈBRE CÉLESTE

L'U.S. Airforce a mis au jour une faille dans la création des avions de chasse ultra-soniques - l'insuffisance des réflexes des pilotes. Le corps humain non-amélioré ne peut pas assimiler ou réagir aux informations environnementales des avions de chasse se déplaçant à des vitesses extrêmes. Les designers ont donc créé des têtes pour les pilotes d'avions de chasse. L'U.S. Airforce expérimente un moyen de compenser l'incapacité de la vision humaine à s'ajuster à la vitesse et à l'intensité des informations environnementales des avions de chasse ; les pilotes seront équipés de têtes virtuelles : des casques spéciaux qui obstruent la vision classique et à l'intérieur desquels, au niveau du viseur, sont projetées à un rythme modéré des informations stratégiques et spécifiques concernant l'altitude, la vitesse, l'environnement aérien, la présence ou non d'autres appareils et le champ de tir. Un système de vision virtuelle en perspective pour ces pionniers de la société téléonomique qui, propulsés dans les fictions rétiniennes du cyberpunk, traversent à pleine vitesse les derniers instants de l'algèbre céleste.

= L'ÉCLIPSE DU SPECTACLE : RHIZOMES ET VAGUE

L'imagerie pénétrante des phénomènes de programmation nous enveloppe désormais - un moulin à données étendu à nos cinq sens, un monde d'images enchaînées d'une vie numérisée et de langages véhiculés par écrans vidéo - la formation d'une discipline se dirigeant inévitablement vers le cyberespace. Le cyberespace, tel que William Gibson le décrit dans Neuromancien, avait été préfiguré en 1901 par Nicola Tesla, dans son projet de système global de communications planétaires, entièrement interconnectées. Il croyait pouvoir façonner un monde unifié par l'enregistrement universel du temps et traversé dans sa totalité par des flux de langage, d'images et d'argent - tous réduits à un flux indifférencié d'énergie électrique. Tesla était doué d'une compréhension primordiale de la logique totalisante du Métrophage et des différents stades de son évolution - le Léviathan, le Capital, le Spectacle, le Vidéodrome, les Gesellschaften [holdings] dans le cyberespace, doublée d'une intelligence ambiguë, artificielle et prophétique - la télévision a émergé comme la composante clé d'un système mondial.

= LA SURFACE DE LA PEAU

Nous sommes tous impliqués dans l'octroi d'une solidité et d'une unité conceptuelles à cette entité évasive et de toute évidence omniprésente qu'est la télévision - j'ai pour cela utilisé plusieurs identités - très simplement, "les monstres que nous créons nous accueillent à bord"9. Il suffit de nous observer : nous maintenons une cohérence illusoire autour de ce qui s'avère être un changement de coalescence de pouvoirs, de dominions, de trônes, d'objets, d'effets et de relations. Bien que tout cela soit subsumé par la télévision et que la société du spectacle amplifiée possède une spécificité historique, des fondations technologiques et des liens-rhizomes au sein de multiples économies, nous tous, théoriciens de la sémiotique, des médias, de la phénoménologie et du situationnisme critique, l'avons mystifiée et située hors de portée de l'analyse critique, tout en la dotant d'un statut despotique de processus social. Le Vidéodrome est depuis toujours un agrégat de corps, d'institutions, de transmissions et, en définitive, un phénomène de programmation en perpétuelle mutation. Le cyberpunk est la seule théorie active qui identifie et subvertit sérieusement les conjonctions qu'il façonne, les circulations qu'il contrôle et les mutations accélérées qu'il subit. Un vrai grondement de Tornade10.

= LA VIOLENCE FINALE

À Porton Down, ils fabriquent l'un des germes bactériologiques offensifs les plus mortels qui soient. Faites tomber un tube à essai à Porton Down. Silence total. Nous aurons déployé la violence finale contre nous-mêmes. Il en est de même pour le Métrophage. La convergence des télévisions, télécommunications et ordinateurs crée une idéologie du déterminisme technologique et des futurs préfabriqués qui reflète le Spectacle actuel. Une transmission d'âmes mortes. Mais le Spectacle et ses métamorphoses sont plus importants que la rencontre de Frankenstein avec MTV. Les changements technologiques atteignent aussi d'autres zones : culturelles, économiques, géopolitiques, psychogéographiques. Le cyberpunk comprend la violence ultime, les cadavres, le nihilisme des zones mortes urbaines, le Métrophage lui-même et il ne consiste plus en de simples propriétés isolées censées être intrinsèques à un système sémiotique autostabilisant pouvant s'interpréter comme une transmission super-structurelle par laquelle le pouvoir s'exerce - le cyberpunk lutte sans relâche contre un système d'apparences si profondément ancré dans le social et le matériel que ses opérations et celles de l'ordre hégémonique total sont indifférenciables. Elles sont l'ordre hégémonique.

= UN COURS INTENSIF D'EXONÉRATION

Les fictions du cyberpunk suggèrent que le Spectacle, tout comme la télévision, est un lacis global de connexions paraissant produire la vérité. Mais le problème de la télévision, comme n'importe quel autre pouvoir, seuil ou dominion lié au spectacle, et son déploiement génocidaire, est que ses surfaces irraisonnables et infinies dissimulent des alcôves, des stries, des plis et des crevasses à peine visibles, où tout devient réellement étrange. Dans la théorie cyberpunk, le Spectacle est un circuit d'énergie qui peut être aussi uniforme et lisse qu'un macro-phénomène, mais qui est brisé, diversifié et relativement incontrôlable au niveau local. On a toujours cherché la façon ultime de contrôler l'esprit, mais celui-ci possède ses idées propres et il est aujourd'hui sans limites. Nous sommes le Spectacle. Nos relations et notre néant spirituel social sont le Spectacle. Nos iconographies sont le Spectacle. Nos atrocités sont le Spectacle. Walter E. Kurtz obéit véritablement au Spectacle. À nous. À vous. À l'identité humaine collective, et cela l'a rendu fou.

= UN EXTRATERRESTRE MOURANT TROUVE L'ÉNIÈME SOURCE DU MERVEILLEUX

Adorno et Horkheimer admiraient le Spectacle pour son unité brutale, Trotski fixait le piolet11 et voyait le Spectacle, un pouvoir totalisant, une nature humaine collective, qui même dans ses formes les plus primitives est uniforme et entière en chacune de ses composantes. Ils ont ô combien sous-estimé le Léviathan, ces rationalistes, et voici que l'identité collective se perd à nouveau dans la postmodernité. Les cyberpunks, comme Marcuse, Adorno, Althusser et les autres membres de l'École de Francfort lors de leurs discussions, savent que le Spectacle est un réseau sémiotique vorace, inéluctable et réifié qui absorbe et transforme tout en marchandises, selon une logique qui fait glisser l'humanité dans le fascisme rhizomique. Religion x génétique = politique. C'est un rituel-psyché abyssal. Tout. La recherche d'un absolu spirituel.

= QUI FABRIQUE LES NAZIS ?

Baudrillard pousse plus loin la fascination de Guy Debord/J.G. Ballard avec "la marchandisation des réalités virtuelles ou la cristallisation de la vie organique vers son extinction totale", en parlant d'un triomphe technologique de l'inanimé - une eschatologie négative -, en parlant de la vanité de toute opposition, de la dissolution de l'histoire, de la neutralisation de la différence et de l'effacement de toute configuration possible d'une réalité alternative. Dans ce noyau extrêmement dense et froid, la domination absolue est exercée par la mémoire digitalisée - les banques de données, qu'on ne peut, même vaguement, déchiffrer à travers les écrans aqueux des terminaux vidéo. Mais c'est dans les eaux très silencieuses que le cyberpunk plonge et prospecte, au travers des tourbillons, courants et flots électroniques, en direction de la nature de la catastrophe, de la zone fractale ultime. L'erreur de la plupart des situationnistes est de ne pas avoir compris la nature de la catastrophe, de ne pas s'être laissés entraîner par la crise. La panique peut être une source d'énergie incroyable. Une catharsis prigoginique12.

= LE NOBLE NÉVROSÉ

Philip K. Dick a influencé le cyberpunk, car son roman Substance mort touche à ce qui est crucial dans ce que Baudrillard décrit comme la désintégration jusqu'à la névrose : "La vie biologique continue, mais tout le reste - esprit, sensibilité - est mort. Ne reste qu'une machine à réagir. Comme une sorte d'insecte. Toujours à répéter sans succès quelques schémas de comportement, un seul schéma peut-être, encore et encore, inlassablement."13 Les codes erronés d'une combinaison de fuite. Mais comment peut-on véritablement échapper à soi-même ?

= QUITTONS LE TEMPS

Pour Baudrillard dans son approche de la théorie cyberpunk, la télévision - que l'on appelle aussi Spectacle - est un paradigme des techniques d'évasion qui échouent, d'effets d'implosion, de codes mémorisés qui nous conduisent à un oubli total de soi : le Vidéodrome abolit toute distinction entre le receveur et l'expéditeur, entre le médium et le réel. Comme presque tous les théoriciens et comme l'Hérodiade de Mallarmé, emprisonnée dans une relation close et stérile avec son miroir, le sujet de Baudrillard est confronté à l'écran vidéo de manière ininterrompue, enfermé dans un univers de fascination. La matérialité du receveur et de l'appareillage télévisuel se dissout, les couches contradictoires et multiples du tissu institutionnel également, suivies par les impératifs économiques des multinationales. Le cyberpunk est impliqué dans ce projet, tout en critiquant de façon radicale les processus en oeuvre, avec pour objectif un changement en profondeur.

= TRENTE SECONDES AU-DESSUS DE TOKYO

La miniaturisation technologique est un aller simple, le symptôme d'un système global se dirigeant vers la domination et la circulation universelle. Les frontières géographiques n'existent plus dans le cyberpunk et de vastes territoires micro-électroniques sont construits en leur lieu et place. L'information, structurée par le traitement automatique de données, devient une nouvelle forme de matière brute pour les mythes industriels du futur proche. La convergence de l'ordinateur domestique, de la télévision et des lignes téléphoniques forme le réseau d'une nouvelle machinerie sociale virtuelle, qui témoigne de la consommation spectaculaire des produits et des dépendances.

= CHOQUE LE SINGE ET REGARDE LE SINGE ÊTRE BLESSÉ

Pour Debord, qui a donné au cyberpunk un sens théorico-critique de la praxis, l'aura et la virtualité du produit restaient liées à l'illusion de son absolue tangibilité. Mais on assiste aujourd'hui à un déplacement progressif de l'aura, depuis les images d'objets possibles jusqu'aux flux digitalisés de données, vers le rayonnement du moniteur et vers la promesse post-libidinale de l'accès qu'il incarne. Le cyberpunk se substitue probablement au processus exploré par Guy Debord, dans lequel l'autosuffisance apparente du produit consistait en un agglomérat de forces essentiellement mobiles et dynamiques. Cependant, puisque le flux est lui-même devenu un produit, la relation pleinement identitaire aux objets, contemplative dans le sens du spectacle, addictive et hypnotique se voit ébranlée et supplantée par les nouvelles formes de virtualité, par le Vidéodrome lui-même.

= UN MAGNUM PESANT, UN PEU DE SANG ET LE SENS DE LA PERTE

Dans les territoires cyberpunk, il n'y a plus d'opposition entre les abstractions de l'argent et la matérialité apparente des produits ; l'argent et ce qu'il permet d'acheter sont à présent faits, fondamentalement, de la même matière. Il y a une dissolution croissante des langages du marché, du désir, de la violence hystérique et des états de folie visionnaire dans les pulsations zen binaires d'une interface photonique qui extrapole l'unité fictive de la représentation. Le virtuel se dissout dans le matériel. Les images figuratives perdent de leur transparence et sont consommées comme un simple code parmi d'autres.

= CORROSION, SEMTEX ET RESPONSABILITÉ SOCIALE

Le cyberespace n'est qu'un des développements découlant de cinq siècles de techniques de simulation de l'espace - vous seriez étonnés de voir qui nous avons réussi à remplacer par leur propre double. Les technologies virtuelles de reproduction évoluent toujours de pair avec les nouveaux paramètres de fidélité mimétique - appelons cela holographie, télévision haute définition, clonage, les Karen Eliot en série et mon souvenir du visage de papier partiellement incinéré de la pilote soviétique d'un MiG-31 dans l'unité des blessés, qui me sourit tandis que je lui donne le Semtex et l'absolution. On assiste à une dérive immense de l'image et des continents électroniques vers la surface pure et le glissement infini. Dans le cyberpunk, quel que soit ce qui traverse la rétine, l'écran et l'ordinateur domestique font partie d'une même homogénéité.

= DE STOKE NEWINGTON À BAADER-MEINHOF

Dans les années 60, la télévision collaborait avec l'industrie automobile pour soutenir l'imagerie dominante de la représentation spectaculaire, en annexant virtuellement tous les espaces et en éliminant chacun des signes spécifiques qui les avaient investis. L'écran de télévision et le pare-brise ont réconcilié l'expérience visuelle avec les fulgurances et discontinuités du marché. Fenêtres, ils semblaient s'ouvrir sur une pyramide visuelle d'un espace extensif, dans lequel le mouvement autonome était possible - tous les deux sont en réalité devenus des ouvertures encadrant le transit du sujet à travers des flots d'objets et d'affects discontinus, à travers des surfaces surabondantes et en phase de désintégration. La télévision est allée plus loin en se greffant à d'autres réseaux. Les écrans des ordinateurs domestiques et les logiciels de traitement de texte ont à présent évincé l'automobile en tant que produits au centre, dans un processus en cours de déplacement et de hiérarchisation des forces de production. Les jeux vidéo sont à l'origine d'une liaison totalement révolutionnaire avec le moniteur, et les caméras filment en panoramique pendant que Baader-Meinhof, chancelant, progresse dans l'arcade vidéo, tout en citant à l'aveugle Karl Marx. Mais ces liens sont somme toute assez différents des prothèses du corps et de l'automobile.

= DISSOLUTION ET COMMUNION : FICTIONS EN TOUS GENRES

Un réseau planétaire de communication de données a été physiquement implanté sur le terrain décadent et digressif de la ville automobile. Un des rôles clé du quadrillage électronique en expansion est d'élaborer une nouvelle stratification sociale et géopolitique, basée sur l'immédiateté de l'accès aux données transmises. Le but du cyberpunk est de verrouiller temporairement ce quadrillage afin d'y introduire certains de ses secrets. Le cyberpunk, à l'image des romans de Philip K. Dick et des films de David Cronenberg, implique un futur proche, encombré par les prochaines technologies du quotidien, et repousse les limites jusqu'à ce que les psychoses percent et que le Métrophage s'enlaidisse...

= LA FOIRE AUX ATROCITÉS14

Le cyberpunk fut essentiellement initié par J.G. Ballard dans La Foire aux atrocités. Ballard détaille l'effondrement d'un paysage au travers duquel les lignes de déterritorialisation ont donné lieu à des tolérances absolues. Ballard explore les zones fracturées dans lesquelles la contiguïté brute remplace la syntaxe, et qui s'étendent uniquement dans une combinaison continue des corps, de l'architecture et d'images, qui s'interrompent brièvement avant de créer de nouvelles connexions en se séparant. Le paysage de Ballard, la ville interpénétrée par des images/événements d'accidents automobiles, d'astronautes et de crimes de guerre, exige un effort soutenu et continu de déchiffrage, rendu virtuellement impossible par l'équivalence de tout ce qui sature le terrain.

= LA DIVERSITÉ DES ARMES

Un espace spectaculaire complètement saturé neutralise le délire interprétatif paranoïaque, au moment précis où il l'incite. Pour Ballard, les pratiques empiriques et quantitatives deviennent l'envers de la psychose et de la perte d'identité. La simulation de la cohérence qu'elle entraîne résulte pour Ballard de l'accumulation à perte de données cliniques, de techniques d'enregistrement de laboratoires et d'observations objectives de la recherche scientifique. J.G. Ballard est en lui-même un langage, auquel seul J.G. Ballard peut pleinement accéder.

= MULTINATIONALES : LE CIRQUE VOLANT DE THOMAS PYNCHON

Dans L'Arc-en-ciel de la gravité, Thomas Pynchon explore l'éradication des territoires, des langages et des filiations obsolètes, de toutes frontières ou formes qui ont freiné l'installation de la cybernétique - la théorie des messages et de leur contrôle concorde ici avec l'hégémonie de ce que Pynchon appelle le méga-cartel, le zaibatsu, les multinationales.

= VOUS DEVEZ COMPRENDRE QUELQUE CHOSE. TOUS LES GROUPES SOCIOPOLITIQUES EXTRÊMES SONT ENTRE-MÊLÉS, TIREZ SUR UN FIL ET L'ENSEMBLE SE DÉSINTÈGRE =

= L'AVÈNEMENT DE L'INCONSCIENT

Par son oeuvre, Ballard tente de saisir de manière directe la contradiction de l'analyse représentationnelle du futur. Ces futurs proches foisonnants font de notre propre présent le passé déterminé de quelque chose qui est encore à venir.

= BLADE RUNNER : LE CYBERPUNK DEVIENT FILM NOIR

Blade Runner, en tant que film cyberpunk, met l'accent sur la continuité entre le monde contemporain et celui mis en scène par une fiction qui traite du futur proche ; non pas en insistant sur l'invariabilité ou la permanence des caractéristiques et des valeurs sociétales, mais en suivant et en perpétuant le développement des lignes de force déjà à l'oeuvre. Blade Runner parle de Tom Vague. Finalement, tout parle de Tom Vague. Mais qui est Tom Vague ? Il est vous et il tournoie, il pivote et il s'adonne dialectiquement aux libres associations ; il attend un message, de quelque nature que ce soit. Blade Runner prend pour objet la ville en tant que système de cartographie tactique - un plan rapproché animé qui sert de couverture à un cyberpunk fictif. Blade Runner puise pour l'essentiel sa source chez Raymond Chandler et dans le genre "détective privé" - tout ce qui fait très film noir. Tom Vague est sur le siège arrière et vous, à nouveau recouvert de bandages tandis que l'infirmière, armée d'aiguilles et d'une sérénité aseptisée, s'avance pour vous remplir les veines de drogues étranges - et peut-être que vous ne redescendrez pas cette fois-ci et il faut une éternité pour atteindre la poignée de la porte. Le thriller des années 40 présente une affinité particulière avec l'imagerie urbaine, en ce sens qu'il est filmé depuis une perspective qui survole, enjambe et glisse sur la ville, une perspective immanente à ses courants multiformes.

= SYMBOLISMES, PISTES D'ATTERRISSAGES ET PRODUCTION DE MASSE

Ces perspectives psychogéographiques appartiennent à un héros en cavale (appelons-le héroïne - ou autre chose, ça va devenir de plus en plus tortueux) ou, au minimum, en proie à une dérive irrépressible. Tels des fous et des mystiques, comme Tom Vague dernier du nom, ils plongent dans le maelström de nos aspirations et de nos désirs collectifs, de notre inconscient commun. Ils suivent la logique du paysage dans lequel ils se trouvent. Incapable de maîtriser la situation, le cyberpunk renonce par principe à la réparer et tente plutôt de rejoindre le flux des événements, d'en suivre les virages et tournants ; traversant le Cambodge en direction de Kurtz, il sauta dans la fournaise où sont gardés les monstres terrifiants et autres super-créatures15, puis fit quelques pas en compagnie de l'identité humaine collective et de sa requête d'un sacrifice. Kurtz, est-ce que tu t'es vraiment marré à Nagasaki ? Deux types d'images prédominent dans le film noir cyberpunk : d'abord les images de foules et de Tom Vague/Deckard/Willard coupant au travers de courants laminaires d'humains le long de gigantesques boulevards, des turbulences mineures au bord de l'explosion et susceptibles de s'amasser rapidement jusqu'à paralyser une ville - d'en bloquer le quadrillage - où il n'y a plus d'espaces réservés aux rassemblements. Le mouvement des foules fait irruption comme le contrôle des données, pendant qu'ils rediffusent des documentaires sur les réfugiés et mêlent les groupes les plus hétérogènes, provoquant tantôt leur homogénéisation, tantôt des conflits. Il y a également des images d'espaces à l'abandon, d'espaces qui ont perdu leur dessein originel et introduisent le désordre dans la fiction cyberpunk et la théorie psychogéographique situationniste : des meubles et bâtiments obsolètes (horloges, entrepôts, labyrinthes de ruelles, retombées négatives de l'humanité) et des zones qui ne répondent à aucune loi, sinon à celle de l'urbanisme ou aux psychologies dominantes.

= TU ES NÉ POUSSIÈRE ET TU RETOURNERAS À LA POUSSIÈRE...

Lorsqu'elle est exploitée par le cyberpunk, la structure du film noir est capable de :
[1] Développer des images de foules urbaines, de panique, un agencement de techniques d'évasion, depuis un point de vue rapproché.
[2] Compliquer, s'opposer, associer librement et dialectiquement, inverser les relations entre le centre et la périphérie. Un centre déserté, occupé seulement par des visionnaires et une vie calme en périphérie créent une image parallèle à celle de l'exode urbain qui a affecté les grandes villes occidentales pendant plus d'une décennie.
[3] Désigner des espaces et des objets dont le dessein originel a été oublié, non pas en raison de leur obsolescence, mais plutôt à cause d'un surinvestissement (DE SENS, DE SYSTÈMES DE VALEURS, DE PRATIQUES), entraîné par un recyclage permanent - des véhicules, des boutiques et des textes - et construit à partir d'éléments les plus divers, superposition de strates futuristes et archaïques.

= LA RELATION ENTRE LE TERRORISME ET LE MÉDIA/VIDÉODROME GLOBAL EST SIMPLE. LES FORCES CLOISONNÉES DANS DES RÔLES ANTAGONISTES SE SOUTIENNENT L'UNE L'AUTRE =

= UNE VILLE IMMENSE À MOITIÉ SUBMERGÉE

La première tâche de Blade Runner est de subjectiver les foules hétérogènes, vues à travers les yeux de Deckard/Willard/Renn - encore un autre héros - qui est immanent à leurs mouvements et le code savant à leurs mouvements, à l'utilisation narrative d'espaces abandonnés et à la prolifération, en patchwork, d'objets surinvestis. De plus, la cité, faite de ces éléments, est unifiée par un déluge, une pluie torrentielle - un nouvel élément. Le cyberpunk a volé un certain langage de la rue au film noir - à travers l'ARNAQUE omniprésente - un patois de Vague - une combinaison d'allemand, d'espagnol, de chinois, de japonais, d'ancien anglais - utilisé par le mélange actif des divers groupes qui forment la population de la métropole.

= KOYAANISQATSI

Quant à Deckard, il apparaît au début comme l'équivalent du détective privé en voix off16 dans le film noir - très existentiel, nihiliste et presque apocalyptique, un esprit à la fois sensible, messianique - faussement messianique -, probablement pathologique, écoeuré par l'état du monde mais qui lui crie son amour tout en rangeant son arme. Contradictions. La démarche cyberpunk consiste à se frayer un chemin à travers l'atmosphère, en théorie délibérément confuse, de cette métropole fictive, et à distinguer le réel de l'irréel, même dans les cas les plus indiscernables. Au coeur de la ville, cette quête est entravée par l'absence d'horizon, tout est Tom Vague, distillant des indices ambivalents et provoquant des types de réaction imprévisibles face au danger permanent. Le code cyberpunk se doit d'avancer pas à pas (c'est une pure partie d'échecs - on en revient toujours aux jeux, parce qu'ils contiennent toujours l'idée de terreur), tout en s'autorisant à se laisser emporter par les courants multiples qui traversent la ville et l'attirent à l'aveugle. L'investigation, la recherche des formes, ne constitue plus la mission principale. En lieu et place, le glissement, la dérive, l'errance urbaine, le vertige de la ville et la panique deviennent le foyer phénoménologique et dialectique, tandis que tout commence à déraper.

= PANIQUE VIRTUELLE EN L'AN ZÉRO : L'ASSAUT PROLÉTARIEN DU XIXe SIÈCLE SUR L'ÉCONOMIE ÉLECTRONIQUE GLOBALE

Blade Runner franchit le seuil au-delà duquel le chasseur se laisse capturer par la proie qu'il doit attraper et par le terrain de chasse, domicile de la proie. Dans Blade Runner, les vilains déguisés, dont les identités multiples doivent être démêlées, ne sont plus des intellectuels sauvés de l'oubli par Tom Vague ni, oh, des femmes fatales, ce sont des Réplicants, androïdes rendus indifférenciables des humains grâce aux merveilles de l'assemblage génétique permettant de créer un faux ADN - au diable ces conneries, remplaçons-ça par une course-poursuite, quelques assassins, de la musique rapide et des phéromones. Au terme de leur vie, d'une durée de quatre ans, les Réplicants sont à la retraite. Produits pour servir dans la division du travail au sein des colonies situées dans les mondes extérieurs, ils sont devenus hors-la-loi sur Terre depuis que quatre d'entre eux se sont rebellés - et le boulot de Deckard, le Blade Runner (chasseur de primes), consiste à les retrouver et à les éliminer. Deckard n'est pas vraiment un détective privé, même s'il en a l'apparence et le discours - ce qui, de nos jours, ne veut rien dire, dans la mesure où le discours de quasi toute la gauche sur les médias résonne situationniste - c'est un ancien policier spécialisé dans la chasse aux Réplicants. Il a effectivement quitté la police - de la même façon que les détectives privés sont d'anciens flics virés pour insubordination ou qui ont démissionné par dégoût - mais il se laisse enrôler à nouveau, car, comme le lui fait comprendre son boss, s'il n'est plus flic, il est zéro, personne. La peur de la perte d'identité.

= QUELQUES COMMENTAIRES SUR LE SYNTHÉTIQUE

L'utilisation par la police d'agents secrets, qui peuvent se fondre dans les lieux qu'ils surveillent et où ils maintiennent une vague relation, ou du moins une relation flexible, avec la hiérarchie policière, est un thème récurrent dans le cinéma occidental contemporain et à Londres en général. Ces agents se plient à la nouvelle stratégie policière, rendue nécessaire par la complexité et les obsessions propres à la métropole - LE MÉTROPHAGE. Ils doivent être capables de s'adapter à un milieu spécifique afin d'y passer inaperçu. La seule situation qui n'a pu être infiltrée est le réseau situationniste britannique, ses troupes organisées, ses contacts, ses individus, ses cyberpunks, ses travaillistes - De toute évidence, on ne peut se contenter de dire que ces agents se doivent de paraître marginaux dans une société où toutes les marges peuvent être récupérées par le courant dominant du Spectacle et où toutes les catégories socioprofessionnelles sont menacées de marginalisation - où le mouvement de la périphérie vers le centre s'effectue, comme dans Le Château de Kafka, par des détours infinis, mais aussi par des raccourcis inattendus, tandis que, dans le Haut Château17, Tyrell/ Kurtz attend.

= LE STALINISME ÉGRÈNE UN LONG CHAPELET OBSESSIONNEL DE CLAUSES - PROBABLEMENT UNE FORME DE JARGON CONFESSIONNEL =

= UN BALAYAGE SONORE URBAIN

La hiérarchie dans le Los Angeles japonais de Blade Runner va jusqu'à se matérialiser dans les formes pyramidales des immenses gratte-ciels, semblables à des structures aztèques. Qui sacrifie qui ? Les projecteurs mobiles, avec leurs publicités pour les colonies, le visage de Tom Vague, ne se contentent pas de recouvrir les façades d'images, ils parviennent ainsi à les redéfinir. Elles ne sont plus des surfaces de séparation mais des écrans potentiels. Le Vidéodrome ? Et pourtant, dès que la façade ne fait plus office d'écran, dès qu'il n'y a plus d'image projetée sur sa surface, elle tend à s'émietter, à s'écrouler - découvrant des immeubles délabrés, des espaces fossiles. Tel est le nouveau statut, double, de la façade : tantôt polie, dotée d'une aura et homogénéisée par une image - elle devient un plan vertical sur lequel toute profondeur est réduite à une simple surface - tantôt perforée, permettant alors le déploiement d'un plan horizontal d'une profondeur illimitée mais sans le moindre horizon. La coexistence de ces deux états est à l'origine de la majorité des urbanismes cyberpunk dans le film - depuis un projecteur mobile au-dessus d'un quartier en ruine jusqu'à une cabine de vidéophone couverte de fissures et de graffitis.

= JE NE SUIS PAS TYRELL, DU MOINS PAS DANS LE SENS OÙ VOUS L'ENTENDEZ

Au sommet, est assis le docteur Tyrell, président de la Tyrell Corporation, entreprise qui fabrique les Réplicants. Chose intéressante, le processus de production n'a pas lieu dans de grandes usines ni dans des laboratoires High-Tech, mais au sein d'ateliers, de labos noirs disséminés dans toute la ville. Tyrell attend Roy. Il arrive, Tyrell. N'entends-tu pas son âme - le grondement cinglant d'une tornade - il a des plans pour toi, Tyrell. Au revoir Tyrell. Pauvre Roy. Il n'est que rage, confusion, meurtre sanglant et remords - oh, si sensible, tellement profond pour une machine à tuer. Qu'est-ce que ça fait d'avoir des émotions, Roy ? Oui ! La conscience est la clef ! C'est cela être Kurtz, être humain. C'est le jugement de la conscience qui nous écrase...

= ROY BATTY : UNE INQUISITION TRÈS HUMAINE

Voici Roy ! Blade Runner est principalement centré sur Roy Batty/Rutger Hauer/les acteurs de la Méthode en général. Deckard se voit sur le moniteur et sait qu'il est face à la technologie ultime. Une main de fer qui ne peut arracher l'autoritarisme fasciste du visage de l'humanité libérale, qui est en réalité en train de tomber en lambeaux. Deckard entretient une relation avec tous les Réplicants, une relation étrange, élusive, qui se joue à plusieurs niveaux, une rencontre entre Raymond Chandler et William Blake. Mais avec Roy Batty, c'est total, c'est rapide et furieux, d'une violence hystérique, sauvage, une folie furieuse, dialectique, le grondement pur d'une tornade, si folle que Roy ne peut qu'hurler de désolation émotionnelle, une désolation aussi primitive que puissante. Cela n'a rien d'homosexuel, même si les apologistes homosexuels vont inévitablement invoquer l'homo-erotica. C'est plus que ça. Un rituel sauvage l'est toujours. La sexualité n'est pas une fin en soi. Ni la violence. L'affirmation spirituelle de la vie, frénétique, enragée, sanglante, hors de tout contrôle, qui déferle sur nous comme la pire chose au monde, est une fin en soi - demandez donc à Tom Vague, il connaît tous les grands secrets.

= LA HAUTE BIO-TECHNOLOGIE

Helter Skelter ! Les Réplicants sont dangereux mais fascinants, effrayants mais beaux, souvent des étrangers mais pas totalement ni irréversiblement ; ils deviennent progressivement le véritable centre émotionnel du film - et Roy, qui est immense, gigantesque, existentiel et mourant, incarne un amour capable de tuer. Roy Batty cite approximativement Blake pour se présenter :
"Les anges ardents tombèrent, le tonnerre grondait sur leurs rivages ; orc les consumait de ses feux."18, Amérique : une prophétie
Roy Batty est un visionnaire blakéen, amené à agir avec une grandeur nietzschéenne, incroyablement imposante, dans la mesure où il incarne la souffrance du monde. "Drôle d'expérience, vivre dans la peur. C'est ça, être un esclave." Mais Roy n'est pas un skin-job19 parmi d'autres, il est le fantasme de tous les militaristes américains, le son de la fin du monde. La culture se désintègre autour de Roy et lui, qui ignore tout de l'effondrement de la culture postmoderne et de l'affolement des valeurs, part à la rencontre de Deckard. Roy sombre dans un flou homo-érotique lorsqu'il parle à Deckard - "Excite-toi un peu, je vais devoir te tuer." - Roy est sauvage, une ondulation mourante - plutôt que vaguement là de loin en loin, il est pur présent.

= L'ÉTAT DE L'HUMANITÉ/LE GRONDEMENT DE LA TORNADE/DÉSOLATION

Le meurtre de Tyrell par Roy est l'affirmation la plus significative de tout le cyberpunk - "CE N'EST PAS FACILE DE RENCONTRER SON CRÉATEUR"20 - C'est ainsi qu'il a tué Tyrell. Le film tourne entièrement autour de ses expressions, juste après qu'il tue Tyrell alors qu'il part à la rencontre de Deckard au bout de la rivière. Roy/Kurtz et Deckard/Willard/Hopper sont des images inversées l'un de l'autre. Roy doit forcer Deckard à retrouver l'humanité, la moralité, la mortalité - d'où l'ironique "Le bon gars, ce n'est pas toi ?", émis sur un ton plaintif - ici, tout langage est rompu, tout s'écroule, toutes les certitudes s'effondrent. Roy est destiné à être Aryen, oh, mais il est plus que cela, et c'est ça le vrai coup de théâtre. Il a impitoyablement assassiné Sebastian et Tyrell - comme s'il était en proie à une nouvelle logique fantastique, mais, tandis qu'il descend dans l'ascenseur, il sent grandir en lui un sentiment d'humanité - l'inquisition morale, la conscience. Roy est tout droit sorti d'un rêve libéral anglo-occidental, il est d'une perfection angélique tout en étant un meurtrier monstrueux, dans ses aspects les plus sombres, staliniens, fascistes, libéraux et démocratiques. Il contemple une humanité qui le pousse à exterminer sans pitié, avec une morne compassion autodestructrice - un amour capable de tuer. Roy laisse Deckard le frapper avec un tuyau en acier, esquisse un sourire et lui dit, plein de reproche : "ça fait mal" - avant se lancer à ses trousses, vers la conclusion ultime de cet événement historique. Deckard est bon, aussi bon que puisse être un humain après avoir supprimé son humanité - il est même près d'atteindre une rapidité surhumaine lorsque Roy le pourchasse - une vraie soif de vivre. Roy a poussé Deckard dans ses derniers retranchements, il le presse à présente au-delà de ses limites, le regarde frôler la mort pour ensuite, soudainement, lui sauver la vie - Pourquoi as-tu fais ça, Roy ? C'est la vie qui décide, Roy. Il n'y a pas de juste milieu, de sainteté ou de bestialité - probablement un mélange de tout cela.

= LES ORDINATEURS RASSEMBLENT D'AUTRES MACHINES, LES FONT FUSIONNER - TÉLÉVISION - TÉLÉPHONE - TÉLEX - MAGNÉTOPHONE - ENREGISTREUR VIDÉO - DISQUE LASER - ANTENNE ÉMETTRICE RELIÉE À L'ANTENNE PARABOLIQUE ET AU SATELLITE - LIGNE TÉLÉPHONIQUE - CÂBLE - TV - FIBRE OPTIQUE - L'IMMENSITÉ, LE BOURDONNEMENT, UN TORRENT DE LUMIÈRE PURE, UN RÉSEAU SÉMIOTIQUE, UN SYSTÈME NERVEUX GLOBAL DOTÉ D'UNE AUTONOMIE DE PENSÉE =

= WILLIAM GIBSON / NEUROMANCIEN / MICRO-PUCES / IBM

Neuromancien est un roman cyberpunk de science-fiction, décisif tant par son style que par son contenu. Extirpé d'un bas quartier japonais où il essayait de réparer son système nerveux endommagé, de regagner le cyberespace en tant que cowboy21 et de subtiliser des données aux grandes géométries rayonnantes et subjectives qui représentent les noyaux durs du monde des affaires, Case se retrouve rapidement éloigné de son terrain de prédilection, d'abord en Turquie, puis dans la Cornub (annoncée et prévue de longue date, la mégalopole de bord de mer s'étend sur la côte Est, de Boston à Atlanta) et à Lagrange, dans un espace interplanétaire dominé par les multinationales. Case a été engagé pour percer l'impénétrable ICE (Intrusion Countermeasures Electronics)22 qui renferme l'étrange firme Tessier-Ashpool, basée à Lagrange, et dont les deux Intelligences Artificielles, Muetdhiver et Neuromancien, manipulent des paradoxes prophétiques et génèrent un mythe industriel du futur proche saturé de phénomènes de programmation. Une utilisation tout aussi intéressante de la nébuleuse de données est explorée dans Les Fleurs du vide de Michael Swanwick - on y retrouve le jeu de pouvoir, infini et extrêmement complexe, entre les Gesellschaften ou les intérêts des multinationales, comme on règle son compte à l'humanisme. La Schismatrice de Bruce Sterling est franchement la plus compliquée de toutes les fictions cyberpunks - elles méritent toutes d'être lues, ne serait-ce que pour la qualité fictionnelle du langage.

Case rencontra son premier moderne deux jours après avoir visionné le topo de l'Hosaka. Les Modernes étaient décidément la version contemporaine des grands savants du temps de ses vingt ans.

Il y avait comme un spectre d'ADN adolescent à l'oeuvre dans la Conurb, un truc qui transportait les préceptes codés de diverses subcultures à brève durée de vie et les répliquait à intervalles aléatoires. Les Panthers Modernes étaient une variante biogicielle des Savants. Si la technologie avait été disponible à l'époque, tous les Grands Savants auraient porté des connecteurs bourrés de microgiciels. C'était le style qui comptait et le style restait le même. Les Modernes étaient des mercenaires, des rigolos, des technofétichistes nihilistes.

Celui qui se présenta à la porte du loft avec une boîte de disquettes du Finnois était un garçon à la voix douce du nom d'Angelo. Son visage n'était qu'un greffon de collagène et de cartilages de squale en polysaccharides, aussi lisse que hideux. L'un des exemples les plus affreux de chirurgie élective qu'il ait été donné à Case de contempler. Lorsque Angelo sourit, révélant les canines effilées comme des rasoirs de quelque fauve, Case fut réellement soulagé : vulgaires transplants de racines dentaires. Ça, il avait déjà vu.

- Te laisse pas mettre sur la touche par ces petits connards, dit Molly. Case acquiesça...23

== LE CYBERPUNK EST UNE ANALYSE RÉFÉRENTIELLE SUR LE POUVOIR - L'IDENTITÉ - LES PSYCHOLOGIES - LES FUTURS - LE CYBERPUNK EST UNE VRAIE ARNAQUE - NEUROMANCIEN EST FONDAMENTALEMENT UNE SYNTHÈSE D'IMAGES DE LA CULTURE POP, APPLIQUÉE AU FUTUR PROCHE ==

 

1. Richard Kadrey, Metrophage, Los Angeles, Hardwired, 1988 [Trad.fr : Métrophage, traduit de l'anglais par Jean Bonnefoy, Paris, Éditions Denoël, 1989]. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

2. D'après Bruce Sterling, Schismatrix, New York, Arbor House, 1985 [Trad.fr : La Schismatrice, traduit de l'anglais par William Desmond, Paris, Éditions Denoël, 1986].

3. Compendium Books était une librairie indépendante basée à Londres et spécialisée dans la littérature expérimentale ; on y trouvait la littérature de l'avant-garde londonienne, des ouvrages poétiques, politiques et musicaux côtoyant les publications de Tom Vague.

4. Jeu de mots intraduisible avec "hip" (branché) et "hop to it" (décamper).

5. Terme allemand signifiant "l'esprit du temps".

6. D'après la "Wapping Dispute", la grève historique de 6000 employés du journal britannique News International en 1986.

7. Département pour l'agitation et la propagande, organe des comités centraux et régionaux du Parti communiste de l'Union soviétique.

8. L'expression "short sharp shock" signifie littéralement une punition rapide, vive et sévère. Elle fut utilisée pour la première fois en 1985 par Gilbert et Sullivan dans l'opéra comique Mikado puis employée dans divers discours politiques à l'époque du thatchérisme. On la retrouve aujourd'hui essentiellement en littérature et dans le milieu de la musique.

9. Paroles de la chanson "The Facts of Life" des Talking Heads.

10. Référence à la chanson "Pointing Bone" de Siouxsie and the Banshees : "Like a trumpet groan, tornado moan".

11. Trotski est mortellement blessé le 20 août 1940 à Mexico d'un coup de piolet à l'arrière du crâne, violence perpétrée par un agent de Staline.

12. Du physicien et chimiste Ilya Prigogine qui développa une théorie scientifique proche de la théorie du chaos, selon laquelle les systèmes seraient auto-organisés.

13. Philip K. Dick, Substance mort, trad. Robert Louit, Paris, Denöel, Folio SF, 2000, p.97.

14. Du nom du roman expérimental et visionnaire de J.G. Ballard, The Atrocity Exhibition, Londres, Jonathan Cape, 1970 [Trad.fr : La Foire aux atrocités, traduit de l'anglais par François Rivière, Paris, Éditions Champ Libre, 1976].
C'est également le nom d'une chanson de Joy Division sur l'album Closer, sorti en 1980.

15. Scary Monsters and Super Creeps est le titre d'un album de David Bowie.

16. La voix off avait en réalité été imposée par le producteur du film. Ridley Scott l'a supprimée dans son Director's Cut sorti en 1992.

17. D'après Philip K. Dick, The Man in the High Castle, Berkley, Putnam, 1962. Roman dans lequel l'auteur réécrit l'Histoire en proposant une uchronie. [Trad.fr : Le Maître du Haut Château, traduit de l'anglais par Jacques Parson, Paris, OPTA, 1970.]

18. "Fiery the angels fell; deep thunder rolled / Around their shores, burning with the fires of Orc". Adaptation du texte original de William Blake : "Fiery the Angels rose, and as they rose deep thunder roll'd, Around their shores; indignant burning with the fires of Orc" ("Voici que se lèvent fièrement les Anges & le tonnerre voix grave / Gronde aux rivages ; ils brûlent des flammes d'Orc l'indigné.") [Trad.fr : Jacques Darras, "Amérique : une prophétie", dans Le Mariage du Ciel et de l'Enfer et autres poèmes, édition bilingue, Paris, Gallimard, réédité en 2013.]

19. Appellation de substitution pour "Réplicant" dans Blade Runner.

20. Réplique de Roy Batty à Eldon Tyrell dans Blade Runner.

21. Pirate du cyberespace.

22. Programme de sécurité des données, mis en place pour lutter contre les hackers. Il a d'abord été utilisé dans la littérature cyberpunk, puis dans la réalité par des firmes comme IBM.

23. William Gibson, Neuromancien, trad. Jean Bonnefoy, Paris, J'ai lu, 2008, p.72.